C’est l’une des anecdotes les plus incroyables dans l’histoire de la presse belge – et peut-être de la presse tout court : le 10 décembre 1986, à la suite d’une panne informatique, le quotidien flamand « De Morgen » est sorti… entièrement écrit à la main !
Imaginez la surprise des tenanciers des kiosques et des abonnés du « Morgen », en ce matin du 10 décembre 1986 : en première page du quotidien, tout semble avoir été écrit à la main… Y compris le grand titre qui barre la « Une » : « Wie schrijft die blijft », autrement dit, « Les écrits restent ». Quand on feuillette le journal, on s’aperçoit que cela continue en page 2, en page 3… En fait, le journal dans son intégralité est entièrement manuscrit, chaque article dans une écriture différente. À part cela, le contenu semble normal : on retrouve les rubriques et les sujets habituels.
Mais de quoi s’agit-il ? Un coup publicitaire ? Pas vraiment, même si cela va le devenir. En réalité, cette bien étrange édition est le résultat d’une défaillance informatique qui, la veille, a touché la rédaction du quotidien flamand.
Dans le stress du bouclage
Il faut se représenter une salle de rédaction à cette époque : un vaste « open space » trépidant, où le crépitement des fax et le cliquetis des claviers est à peine couvert par le bruit des conversations téléphoniques. Tout cela dans une ambiance enfumée (la cigarette n’a pas encore été interdite dans les bureaux), tendue en permanence par les délais de « bouclage ». C’est comme cela que fonctionne un journal : l’actualité commande ce qu’il faut écrire, l’espace disponible détermine combien de lignes on peut écrire, et les impératifs logistiques, impression et distribution, décident du temps disponible pour les écrire… On boucle les pages tout au long de la journée, en fonction du degré d’urgence ; en général, les derniers contenus partent à l’imprimerie en fin de soirée, au plus tard vers minuit.
Le milieu des années 1980, c’est aussi le début de l’informatisation pour la presse écrite. On ne tape plus à la machine, mais sur des claviers d’ordinateur. À l’époque, l’ordi du rédacteur est encore assez rudimentaire et ne sert pratiquement qu’au traitement de texte ; il n’est pas connecté à internet, qui n’existe pas encore, mais il est tout de même lié à un intranet qui permet d’envoyer et recevoir du texte.

En aval de la rédaction, tout le processus de production reste analogique. Les articles envoyés à l’imprimerie sont tirés sur film, les photos d’illustration sont scannées, le tout est ensuite « monté », puis « flashé » sur les plaques d’impression, qui sont elles-mêmes « calées » sur la presse.
Retour au papier et au crayon !
Mais le 9 décembre 1986, rien ne va plus à la rédaction du « Morgen ». Une panne informatique générale empêche les journalistes de travailler. Le problème semble complexe, le temps passe et la réparation tarde… « Il était environ 15 heures et la deadline de certaines pages approchait », raconte Martin Heylen, alors membre de la rédaction. « On a bien cru que, pour la première fois, on ne sortirait pas de journal le lendemain. Et puis, quelqu’un a dit : ‘Et si on l’écrivait, ce journal ?’, ce qui a d’abord provoqué un grand éclat de rire. »
Et puis au fond, pourquoi pas ? Les articles écrits sur papier pourraient être scannés, puis imprimés tels quels. Sitôt dit, sitôt fait : on écarte les claviers devenus inutiles, on distribue les bics, crayons et gommes, et chacun se met à écrire son article, de sa plus belle écriture, aussi serrée que possible. C’est une course contre la montre qui commence. « Tout à coup, le silence s’est fait dans la rédaction », reprend Martin Heylen. « D’habitude, c’était le vacarme (…), mais là, on n’entendait plus rien. »
Une prouesse qui fait le tour du monde
Quelques heures plus tard, le pari est gagné. Pour boucler à temps les pages les plus tardives – celles des sports – les rédacteurs se sont même déplacés à l’imprimerie et les ont écrites sur place !
Ce moment de bravoure va faire parler de lui : on l’évoque en Belgique, bien sûr, mais l’anecdote est reprise par des journaux du monde entier, jusqu’au Japon et aux États-Unis – quant aux exemplaires du « Morgen » datés du 10 décembre 1986, ils sont devenus « collectors ».